Un article de VICTORIA MAS pour JUSTE MAGAZINE
Mustang, Portrait de Femmes
«Ces chaises ont touché nos trous du cul, c’est pas dégueulasse ça ?»
Le ton du film est donné.
Lela, dernière d’une fratrie de cinq soeurs, s’indigne contre la brusque réprimande qu’elles viennent ensemble de subir en rentrant de l’école ; elle met feu aux chaises de la terrasse sous le regard affolé de leur grand-mère – auteur de la réprimande, et victime des rumeurs. Le village accuse les jeunes soeurs d’avoir, un peu plus tôt à la plage, commis des « saletés » avec des garçons de leur école.
En début de film le spectateur est témoin de la scène qui déclenche ces outrages aux moeurs. Nous sommes en Turquie d’aujourd’hui, dans un petit village isolé au nord d’Istanbul.
C’est la fin des cours et cinq soeurs si fusionnelles qu’elles semblent ne faire qu’une s’autorisent une baignade à la mer en compagnie de garçons. Le moment n’a rien d’ambigu et pourtant, là où les adolescents profitent du soleil et de l’eau chaude, les adultes y voient du pêcher («Vous frottiez vos cuisses contre leur nuque!», accuse leur grand-mère).
C’est une scène tristement ironique, parmi d’autres, que met en scène le film.
Avec Mustang, la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven signe un premier long-métrage remarqué (Quinzaine des Réalisateurs au dernier festival de Cannes.)
Le film s’inspire de sa propre expérience en Turquie, où la place des femmes dans une société conservatrice et patriarchale demeure encore et toujours problématique. «Tout ce qui a trait à la féminité est sans cesse ramené à la sexualité, explique t-elle. C’est comme si chaque geste des femmes, et même des jeunes filles, avait une charge sexuelle.»
Dans Mustang, les corps en effervescence des adolescentes font peur ; la moindre nuque exposée dégage trop de sensualité pour être tolérée ; leurs rires dérangent. Alors, les mains adultes s’empressent de cacher ces formes qu’ils ne sauraient voir sous des robes informes « couleur de merde » ; des rapports de virginité sont effectués afin de s’assurer que les jeunes filles ne sont pas «souillées» ; l’école n’est plus envisageable, la maison devient leur prison ; les seuls cours désormais dispensés sont des cours de cuisine ; et dans le salon, autour d’un thé, les mariages arrangés commençent.
Nombre de critiques ont comparé Mustang à un “Virgin Suicides turque” : dans les deux films, une fratrie de soeurs à la même beauté romantique se voit enfermée au sein de sa propre maison. Tout contact avec le monde extérieur est interdit. D’interminables journées se suivent au pied du lit, où les corps alanguis s’entrelacent et les chevelures s’entremêlent.
Les similitudes s’arrêtent là. Sofia Coppola avait privilégié l’exercice esthétique en filmant la mélancolie pesante de quatre adolescentes résignées. Deniz Gamze Ergüven, à l’inverse, filme la fureur de cinq adolescentes révoltées. Dans Mustang les héroïnes se rebellent, crient à pleins poumons, frappent aux portes, s’échappent par la fenêtre, tiennent tête et tiennent bon. Chacune, à sa manière, tente de braver l’interdit et contrer le destin qui lui est ordonné.
La cadette, Lela, ressort comme le témoin le plus affecté et le plus enragé face à leur condition. À mesure que ses soeurs sont mariées et quittent le domicile familial, la caméra se rapproche de celle qui rêve d’un Istanbul idéal, capitale de liberté et de possibles.
Mustang est une première oeuvre sensible qui parvient à éviter l’écueil de la caricature d’une Turquie encore oppressée par la morale religieuse. En dressant le portrait de jeunes femmes qui contournent l’ordre établi, le film aspire à croire qu’un affranchissement est possible – c’est désormais aux nouvelles générations de le prouver.
VICTORIA MAS pour JUSTE MAGAZINE
De Deniz Gamze Ergüven
Avec Güneş Nezihe Şensoy, Doğa Zeynep Doğuşlu
Durée 1h37
Sortie le 17 Juin 2015
Distributeur Ad Vitam
Sélection à la Quinzaine des Réalisateurs CANNES 2015
Prix Label Europa Cinéma