Critique cinéma de VICTORIA MAS
Masaan, l’Inde sans fards
Dîtes « cinéma indien », la majorité vous répondra « Bollywood ». Difficile de distinguer les deux tant l’esprit collectif est marqué par ce genre de films invraisemblables : une épopée de minimum trois heures (avec entracte) ; des séquences musicales hautes en couleur qui parfois font sourire, parfois laissent perplexe ; des décors aussi somptueux qu’aseptisés au sein desquels les personnages font croire qu’ils sont la norme indienne.
Si le cinéma Bollywoodien fait partie du cinéma indien, le cinéma indien n’est cependant pas que Bollywoodien : en marge des films grand public, une nouvelle mouvance réaliste se distingue et désormais s’impose. Masaan est le dernier film en date qui le prouve.
« Il y a une nouvelle vague de réalisateurs à l’heure actuelle qui émergent, explique le réalisateur Neeraj Ghaywan. Les gens sont de plus en plus attirés par des films qui abordent de vrais sujets et qui s’appuient sur de bons scénarios – ils commencent à se lasser des chants et des danses !»
Présenté au dernier festival de Cannes dans la sélection Un Certain Regard, Masaan n’a ni chant ni danse, mais des personnages dont les vies se croisent et se répondent : une jeune femme endeuillée par le suicide de son premier amant ; son père, soumis au chantage d’un policier qui menace de révéler le scandale de sa fille ; un jeune orphelin qui cherche reconnaissance auprès du vieil homme ; un étudiant éperdu d’une jeune fille de caste supérieure.
Au bord des ghats de Bénarès où l’eau sacrée du Gange se mêle au feu des crémations, alors qu’ils côtoient au quotidien des morts qu’on amène brûler, ces personnages luttent non pas tant pour leur survie que pour le maintien de leur dignité.
Masaan (‘bûcher‘ en français, évoquant les crémations rituelles) dresse un portrait réaliste et sans fard d’une Inde d’aujourd’hui. Les problèmes de société tels que les rapports entre castes, la corruption policière ou encore la sexualité hors mariage, sont évoqués sans être pointés du doigt ; les rives de la cité sainte de Bénarès, que tout amateur d’images pourrait être tenté de sublimer, sont filmées telles que les personnages les appréhendent, évitant ainsi le cliché de carte postale.
Mais la force du film est de justement laisser le cadre secondaire à l’histoire : les personnages, de tous âges et tous milieux sociaux, font face à la douleur et au choc du deuil, s’interrogent leurs valeurs morales, connaissent leur premier amour, luttent contre l’autorité parentale – surtout, ils cherchent le bonheur ; la ville n’est qu’un décor qui accueille ces thèmes et ces visages universels.
Ainsi, tous les codes habituels des films dits Bollywoodiens sont rejetés : les séquences musicales sont laissées au placard et les baisers – normalement tabous à l’écran – sont filmés ; les longs monologues alambiqués sur l’amour, la famille et l’honneur sont délaissés au profit de regards évoquateurs et gestes révélateurs ; il n’y a ni héros ni méchant, ni bon ni mauvais, ni victime ni coupable.
Contemporain et sincère, voilà le nouveau cinéma indien.
Victoria Mas
De Neeraj Ghaywan
Avec Richa Chadda, Vicky Kaushal, Sanjay Mishra
Sorti le 24 Juin 2015
Durée 1h43
Prix Spécial du Jury – Un Certain Regard – Festival de Cannes 2015